Automobiliste dans les mûres
Elles poussaient partout, ces ronces qui grimpaient comme des queues de dragons verts le long des murs de quelques vieux entrepôts abandonnés, dans une zone industrielle qui avait fait son temps. Les ronces étaient si denses que les gens faisaient des ponts en posant des planches en travers, afin d’atteindre les bonnes mûres qui étaient au milieu.
Il y avait plusieurs ponts qui s’avançaient dans les ronces. Certains étaient longs de cinq ou six planches, et il fallait faire attention de ne pas perdre l’équilibre quand on s’y risquait, car il n’y avait rien d’autre en dessous que quatre ou cinq mètres de ronces, et, en cas de chute, on pouvait se faire vraiment mal sur leurs épines.
Ce n’était pas là qu’on allait ramasser des mûres, comme cela en se promenant, pour faire une tarte ou pour manger avec du lait et du sucre. On y allait parce qu’on faisait la cueillette des mûres pour les confitures d’hiver ou parce qu’on avait besoin de plus d’argent qu’il n’en faut pour entrer au cinéma.
Il y avait tant de mûres là-dedans que c’en était à peine croyable. Elles étaient énormes comme des diamants noirs, mais il fallait toute une technique médiévale de la cueillette pour se frayer des passages à coups de bâton, construire des ponts, et s’assurer la victoire comme si l’on assiégeait un château fort.
— Le château est pris !
Quelquefois, quand j’en avais assez de cueillir des mûres, je plongeais mon regard dans ces recoins obscurs comme des oubliettes, là-bas au fond des ronces. On y voyait des choses que l’on ne pouvait identifier et des formes qui semblaient mouvantes comme des ombres.
Une fois, ma curiosité était si grande que je me suis accroupi sur la cinquième planche d’un pont que j’avais assemblé loin là-bas dans les ronces, et j’ai fixé intensément les profondeurs, dans lesquelles les épines ressemblaient aux pointes barbares d’une masse d’armes, jusqu’à ce que mes yeux s’habituent à l’obscurité, et alors j’ai vu, juste sous moi, une Ford modèle A.
Je suis longtemps resté accroupi sur cette planche, à fixer la voiture, avant de remarquer que mes jambes étaient ankylosées. Il m’a fallu environ deux heures, en écorchant mes vêtements et en saignant de plusieurs égratignures, pour me glisser jusqu’au siège avant de la voiture, où je me suis installé, les mains sur le volant, un pied sur l’accélérateur, l’autre sur le frein, baignant dans l’odeur de château que semblaient répandre les garnitures, et le regard tourné, par-delà l’obscurité crépusculaire et à travers le pare-brise, vers les ombres vertes dans le soleil là-haut.
D’autres cueilleurs de mûres sont arrivés et se sont mis à ramasser des mûres sur les planches au-dessus de moi. Ils étaient très enthousiastes. C’était la première fois qu’ils venaient là et voyaient des mûres comme celles-ci je suppose. J’étais assis dans la voiture, en dessous, et je les écoutais parler.
— Eh ! regarde un peu cette mûre !